La rage

C'est un type, qui va chez son dentiste.

- Docteur, j'ai attrapé une rage de dents.
- Comment ça vous est venu ?
- J'ai trop regardé les chaînes d'informations continues. Ils disent que rien ne va jamais. Mais qu'il ne faut pas se laisser dire, il faut donner son avis sur tout et mordre la vie à pleine dents.
- Et alors ?
- Alors j'ai commencé à mordre tout le vivant autour de moi ! Et j'ai commencé par le plus facile. Ma femme et mes enfants.
- Mais ils ne vous avaient rien fait ?
- Cette fois-là non, mais c'est pour le nombre de fois où ils me font enrager !
- Et ensuite ?
- Ensuite j'ai mordu mes voisins, les passants, tous ceux qui étaient dans les parages. C'était de pire en pire, ils me regardaient comme un pestiféré.
- Et ensuite ?
- Les flics ont voulu me faire barrage ! Ils me disent vous êtes passés au rouge ! Mais Monsieur le brigadier, c'est normal, moi, j'ai un passe-droit, je suis vert de rage ! Alors ils ont pris un coup de rouge avec mon vert de rage et je suis passé.
- C'est au zoo que ma vie a pris un virage définitif. Quand j'ai mordu les loups, les hyènes, les chacals, les dents de devant m'ont poussé en avant. J'ai compris que j'avais chopé la rage.
- Ce côté orageux m'a mis en tête de toutes les manifestations, de toutes les contestations, de tous les appels à témoin. Au tir de blaser, c'est le flic qui prenait l'orage... et le désespoir.
- Pendant quelque temps, je me suis senti à mort vivant. Plus je mordais à mort plus j'étais vivant. A croire que la rage, ça rajeunit.
- Mais à force d'être dehors par tous les temps, j'ai chopé la crève. Une crève terrible. Comme je ne suis pas un dégonflé, je m'en suis pris aux éléments. J'ai mordu les arbres, les plantes, la terre.
- Et ils ont commencé à parler de moi à la télévision quand j'ai commencé à mordre la poussière. Au début, j'ai cru qu'ils étaient fiers de moi, que malgré ma crève, ils ont vu que j'avais du courage. Mais ils sont gonflés, ils ont dit, l'homme est un loup pour l'homme, il faut l'abattre.
- J'ai couru. J'avais toute la ville après moi. J'ai sauté dans la Seine pour me sauver. Je n'avais plus rien à me mettre sous la dent. J'en suis arrivé à vouloir mordre un petit, tout petit poisson. Et vous savez ce qu'il m'a dit ce tout petit bébé poisson ?
- Arrête, ça fait mal.
- Alors là j'ai pleuré et j'ai compris que j'avais mal compris les journalistes. Que l'avis qu'il fallait mordre, c'était le leur. Un leurre, un avis, un mirage.
- Mais alors que puis-je faire pour vous si vous avez compris par vous-même ?
- Il faut que vous m'aidiez à stopper ces transmissions qui diffusent dedans la rage. Et opérer le mal à la racine des dents.
- Mais je ne suis pas journaliste, ni producteur de films de cinéma ou propriétaire de chaîne de télévision.
- Non, mais vous recevez les enfants quand ils ont encore leurs dents de lait. Et ils ont confiance en vous qui êtes grand. Alors je voudrais que vous leur disiez quelque chose, quand ils font leurs vœux pour la petite souris.
- Oui ?
- Petite souris, toi qui as le plus d'argent au monde, que tu donnes aux enfants - fais-moi "souris dans la vie" plutôt que "mort dans la vie" avec mes dents de Grand !